Il y a un débat qui agite les gens des médias ces temps-ci, depuis un moment déjà: le développement de diverses nouvelles formules par les annonceurs, pour communiquer avec leur public. Vous en avez peut-être déjà entendu parler: on parle entre autres de «publicité native» (native advertising, en anglais), et aussi de contenu commandité (branded content) ou encore de marketing de contenu. Le Trente, magazine qui s’adresse aux journalistes, a consacré un dossier à la question dans sa plus récente édition. Je reviendrai sûrement sur le sujet. Et pour commencer, voici le texte que j’ai écrit, dans le cadre de ce dossier:
«Réalités médias 101: apprentissages à la dure
Catastrophes absolues, les nouvelles formules publicitaires? Seulement si les journalistes et les gens de ventes persistent, chacun de leur côté, dans leur ignorance des réalités élémentaires liées à un média… et à ce qui fait sa valeur.
Attention: le paragraphe qui suit n’est PAS de la science-fiction.
Il y a encore peu de temps, les médias étaient, en général, des entreprises hautement rentables. Avoir une licence de diffusion télé, dans les marchés locaux, c’était, selon un running-gag en vogue, posséder “une licence pour imprimer de l’argent”. Quant aux journaux… Au Journal de Montréal, c’était de notoriété publique que bien des vendeurs, une fois installés avec un bon réseau de contacts, s’engageaient, à leurs frais, une secrétaire pour prendre les appels des annonceurs et “booker” les pubs à leur place, tandis qu’ils jouaient au golf une partie de la semaine. Je n’invente rien.
Bien sûr, ce genre de prospérité extrême ne se rencontrait pas partout. Mais en général, tout allait assez bien. Surtout vu avec nos yeux d’aujourd’hui…
Et, ça peut sembler énorme à dire, mais les problèmes viennent de là. Parce que trop de gens, dans les médias, ont ainsi pu se payer le luxe d’ignorer des réalités élémentaires, liées au domaine dans lequel ils travaillaient.
Les journalistes (j’inclus là-dedans chefs de section, directeurs de l’information et rédacteurs en chef) ont, pendant des décennies, cultivé un angle mort quant à cette vérité fort simple: les médias sont des entreprises. Des entreprises spéciales, oui, dont la mission, en ce qui a trait à l’information, est liée à l’intérêt public. Mais des entreprises quand même. Et donc, que cela nous plaise ou non, assujetties à des réalités d’affaires. Cela, bon nombre de journalistes – y compris des journalistes économiques, d’ailleurs – n’en ont jamais rien voulu savoir. En conséquence, on s’est permis de regarder de haut les “vendeurs de pub”, considérés avant tout comme des usurpateurs de l’espace qui, autrement, serait consacré à davantage de reportages. Et tout cela, en oubliant que ce sont eux, qui, justement, les financent, ces reportages. Et qui permettent de signer les chèques de paie de tout le monde, aussi…
Et les gens des ventes? Eux aussi ont pu se payer le luxe d’ignorer pas mal de choses. À commencer par la nature même de ce qu’ils vendaient, hormis de l’espace ou du temps d’antenne: de la crédibilité.
Annoncer, c’est payer pour bénéficier de l’attention que le public a accepté d’accorder à un média. Et, dans le cas d’un média d’information, qui le fait parce que ce média fournit un contexte crédible. D’où l’importance de ne pas la bousiller, cette crédibilité… Mais jusqu’à quel point cela est-il compris, dans le public et parmi les annonceurs potentiels? Pas trop, si on se fie au nombre de fois où des journalistes et des rédacteurs en chef se font demander: “combien ça coûte, un reportage chez vous?” Mais expliquer ces réalités aux annonceurs est loin d’être la priorité numéro un quand vient le temps de vendre. La tentation était déjà forte de multiplier les “publireportages”, formules bâtardes basées sur la tromperie, dont le principe de base est de déguiser les publicités pour leur donner l’allure de contenu indépendant. On ne s’est pas gêné, à bien des endroits, pour pousser ce genre de formule: on pouvait toujours se dire que, si on allait trop loin, les journalistes (et à travers leurs syndicats, souvent) ne se gêneraient pas pour monter aux barricades.
Mais, maintenant que les conditions financières sont plus difficiles et que, comme il est dit ailleurs dans ce dossier, c’est le “cash” qui mène, on a l’impression de voir bien des directions éditoriales s’écraser. Et, avec des formules telles le branded content et le native advertising qui se développent en ligne, on semble prêts à toutes les dérives. Il y a eu, en la matière, des dérapages qui sont déjà des cas d’école.
Mais il y a aussi toute une réalité plus complexe qui émerge. Et qui va obliger les journalistes à jeter de sérieux coups d’œil dans leurs angles morts.
Pour commencer, d’où vient l’idée qu’il est suspect et inacceptable, au départ, que des entreprises commanditent du contenu? N’est-ce pas ce que font déjà les entreprises de médias? Des Rogers, Québecor ou Power sont présentes dans divers autres domaines: téléphonie, câblodistribution, finance… Quelle est la différence entre elles, et d’autres entreprises qui décident, aujourd’hui, qu’il est intéressant d’exploiter un média? American Express a une publication destinée aux propriétaires de petites entreprises (Open Forum), et une autre traitant de voyages (Travel and Leisure), toutes deux hautement respectées. Et ici, Touring, le magazine du CAA n’est-il pas une publication respectée en matière de voyage? C’est de la “plogue”, dira-t-on… Mais des magazines tels Coup de Pouce ou Châtelaine, les sections “Vivre” ou “Pause” dans les journaux, ne sont-ils pas déjà en contact étroit avec des annonceurs potentiels, qui “ploguent” leurs destinations, leurs produits alimentaires, leurs cosmétiques? N’y a-t-il pas déjà des dossiers “pièges à pub” destinés à intéresser les annonceurs de tel ou tel secteur? Tout cela a d’ailleurs une fonction: financer des reportages de fond, sur des sujets où l’intégration d’annonceurs est, là, impensable. Et encore… Tout peut dépendre de l’annonceur, et de la façon de l’intégrer.
Qu’y aurait-il de tellement aberrant, par exemple, à ce qu’une marque de caméra commandite de super reportages photographiques qui, autrement, seraient impossibles à réaliser? C’est exactement le genre d’approche qu’adoptent des publications comme Monocle, ou des médias en ligne tels Vice ou Buzzfeed. On peut toujours choisir, comme média, de repousser tout cela du revers de la main, et s’en tenir à la vision du siècle dernier (qui, on vient de le voir, n’était pas si angélique que cela dans les faits: tous les médias appartiennent à quelqu’un, ce qui signifie que tous les journalistes sont, minimalement, en apparence de conflit d’intérêts). Mais alors là, bonne chance.
Tout cela ne veut pas dire faire une croix sur les principes du journalisme et sur la déontologie. Mais ça oblige tout le monde à un cours accéléré de “Réalité médias 101”. Du côté des journalistes, cela veut dire comprendre les enjeux économiques liés aux médias, aux stratégies d’entreprises, et les changements entraînés par internet et les médias sociaux. Pour les dirigeants et les gens de ventes, cela veut dire comprendre ce qui fait, profondément, la valeur d’un média. Et l’importance de ne pas la compromettre ni la brader. Et pour tout le monde, cela veut dire délaisser les raisonnements généraux et uniformes, et les chicanes tout aussi générales, pour passer à l’ère du cas par cas, et de la compréhension fine des enjeux.
Serons-nous capables d’en arriver là? Espérons-le. Ça commence à presser.»
Et vous, que pensez-vous de ce genre d’enjeu? Quels sont les contenus auxquels vous faites confiance… et ceux dont vous vous méfiez? Y a-t-il certaines initiatives de la part d’annonceurs, qui vous dérangent? Et ultimement… comment les médias peuvent-ils se financer?
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