Sur La Presse… et les médias en général: les questions qu’on n’aborde jamais

Suite à l’annonce récente que 158 postes étaient supprimés à La Presse, les réseaux sociaux se sont évidemment enflammés… Ou à tout le moins, devrais-je dire, ça s’est enflammé parmi les membres de mes réseaux à moi, qui comptent bien évidemment bon nombre de journalistes et de gens proches de ce milieu. J’ai vu passer nombre de commentaires, de la part de gens qui LaPressedéchirent leur chemise par rapport à cette question. Et, souvent, en étendant leurs réflexions par rapport aux autres médias: les coupes à Radio-Canada\CBC beaucoup, et, parfois, les difficultés du Devoir

C’est vrai que les difficultés traversées par les médias sont
quelque chose de préoccupant. Que les médias jouent un rôle important pour la société et la démocratie. Qu’il faut se questionner sur les façons de continuer à avoir accès à de l’information indépendante, non biaisée, faite pour servir son public, et non assujettie à des influences occultes et\ou commerciales.

Mais je trouve les discussions sur le sujet incroyablement simplistes, unidimensionnelles, et bien peu en phase avec la réalité de 2015. Ça ne finit jamais de m’étonner, dans un domaine comme les médias: on est touchés avant tout le monde par des changements fondamentaux, qui maintenant sont en train de se répandre à l’ensemble du monde du travail. Et, en même temps, on réfléchit et on commente là-dessus de façon compartimentée, sclérosée, comme si certaines réalités n’avaient pas changé depuis 40 ans.

Par exemple, on déplore inévitablement le fait que les jeunes «ne peuvent plus espérer d’emplois permanents à Radio-Canada ou La Presse». C’était notamment sur ce mode que se déroulait l’entrevue faite par Alain Gravel, à la radio de Radio-Canada, avec l’éditeur de La Presse, Guy Crevier. Mais y en a-t-il désormais dans beaucoup de domaines, des jobs protégées, bardées de conditions comme en ont les permanents de La Presse ou de Radio-Canada? Non. Alors, pourquoi en serait-il ainsi dans les médias, un domaine entre tous où les changements s’accélèrent? Qu’on ne se méprenne pas: oui, le journalisme est un domaine auquel il faut accorder une grande valeur dans la société. Et donc, une grande valeur pécuniaire. C’est un point qu’il faut défendre fortement. Mais pourquoi s’obstiner à le faire comme si on était en 1975, et non 2015? Pendant qu’on entretient ce genre de discussions en portant les œillères d’hier, à côté de quelles opportunités passe-t-on, qui nous permettraient de créer de la valeur pour les contenus, et ceux qui les font?

Oui, 158 postes, dans une entreprise comme La Presse, ça fait beaucoup. Mais regardons-y d’un peu plus près. Et à cet égard d’ailleurs, vous pouvez aller lire ce mot, signé par Guy Crevier, dans La Presse. (Je n’aurais jamais cru qu’un jour je répercuterais un mot de Guy Crevier sur ce blogue. C’est ce que je disais: dans notre domaine, les choses les plus inattendues finissent par se produire…) On y apprend entre autres que, même après ses départs, La Presse comptera encore 633 employés réguliers. Six cent trente-trois. C’est quand même beaucoup de monde, pour une entreprise médias comme La Presse, dans un marché comme celui de Montréal… Et pour le reste, récapitulons. D’une part, on vient d’annoncer la fin du support papier. Y a-t-il encore tant de monde tellement étonné, de voir la disparition d’emplois liés à cela? D’autre part, pour développer sa fameuse formule sur tablette, La Presse a dû engager massivement. C’était notoire en ville: ils ont embauché à pleines portes, notamment des programmeurs, des développeurs, etc. Mais il était clair que ce ne sont pas des gens dont on aurait besoin éternellement. Et, ce genre de chose se produit dans une foule de domaines, autres que les médias. Au lieu d’avoir une foule de gens (et, notamment, les représentants syndicaux), déchirer leur chemise sur la place publique, en s’opposant au départ à toute coupe quelle qu’elle soit, ne pourrait-on pas consacrer cette énergie à se questionner sur la façon la plus intelligente de gérer les ressources en place? (Et quand je dis «la plus intelligente», non, ce n’est pas seulement en fonction de la rentabilité. Mais en fonction de la qualité de l’information aussi. D’autant plus que les deux sont censés aller ensemble, si on peut se permettre de penser à long terme.)

Un mot sur Radio-Canada maintenant, autre objet de «déchirage de chemises» intensif dans les cercles médiatiques. Cela fait des années que j’entends ou que je lis, entre autres de la part de gens qui y ont travaillé ou qui y ont collaboré, de multiples commentaires sur les errances au sein de la société d’État. Sur les méandres de la bureaucratie, et les pertes que cela engendre, en temps, en argent et en énergie. Sur le manque de souplesse et d’ouverture qui se manifeste trop souvent. Sur toute l’énergie consacrée aux luttes d’influences, aux «office politics», et qui mériterait d’être beaucoup mieux employée… Rien là de bien original. C’est le propre de bien des bureaucraties. Mais encore une fois, peut-on encore se permettre cela? Et en particulier dans le domaine des médias?

Les journalistes vivent, depuis plus longtemps que bien d’autres, ce que vit désormais la plupart du monde: changements fondamentaux et constants quant à la nature du travail; mobilité et télétravail; omniprésence du travail autonome… Et des journalistes, par définition, c’est censé voir venir les tendances, les phénomènes qui vont affecter tout le monde. Et les couvrir, et s’y intéresser, en conséquence. Comment se fait-il que nous soyons en général si peu au diapason, en ce qui concerne notre propre domaine?

Que vous soyez journaliste, ou non: qu’en pensez-vous?

P.S.

En ce qui concerne les mises à pied à La Presse, voici les précisions que m’a apportées, via Facebook, quelqu’un qui travaille là, après la première publication de ce billet sur Le Journal de Montréal :

«Tu laisses sous-entendre qu’on y aurait remercié des programmeurs. Or ce sont des graphistes, des vidéastes et des pupitreurs qui ont été remerciés. Cela ne change rien à la qualité et à la pertinence de ton papier puisque ces postes étaient pour la plupart liés à la double plateforme papier tablette. Les autres mises à pied sont directement liées à la fin du modèle papier: abonnements, petites annonces, distribution. Les postes à la rédaction étaient des postes surnuméraires et les gens savaient que la survie de leurs emplois était liée à la longévité du modèle papier.»

  1. J’étais au Journal de Québec il y a 15 ans. Le temps d’attente moyen pour y décrocher un poste permanent était d’environ dix ans une fois qu’on y était embauché comme surnuméraire. Vous avez raison de dire que les conditions de travail précaires pour les jeunes journalistes, ça ne date pas des récentes compressions à Radio-Canada ou à La Presse…

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