Pub en "une" des journaux: est-ce trop ?

Lors de l’émission C’est bien meilleur le matin, à Radio-Canada aujourd’hui un peu après 6 heures, l’animateur René Homier-Roy a noté la «fausse  une » de La Presse ce matin, occupée par une publicité pour Chevrolet, en s’en disant, dans l’ensemble, scandalisé, et en disant « Je ne comprends pas ». Ses collaborateurs présents ont, en ondes, abondé très majoritairement dans le même sens. Et ils ont soulevé des points très pertinents, auxquels je vais venir dans un instant.

La "une" de La Presse aujourd'hui... sans son emballage publicitaire

Mais pour commencer, résumons de quoi il est question : c’est ce que que certains dans le métier appellent un « wrap-around », c’est-à-dire une section qui entoure entièrement le journal. Donc, pas seulement la « une », mais aussi la dernière page de la section; et aussi les versos (c’est-à-dire les pages intérieures) de la une et du « back-cover »  en question. Ceci dit, un tel « wrap-around » s’enlève complètement , et facilement. On peut donc le mettre de côté, pour ne conserver (et lire) que  le « vrai journal ». Pour continuer avec la mise en contexte : Homier-Roy souligne que, à sa connaissance, c’est la seconde fois que La Presse fait une opération semblable.

Je n’ai évidemment pas tenu de registre de ce genre de chose mais voici, au mieux de ma mémoire, d’autres éléments sur la façon dont ce genre de concept a évolué au cours des dernières années (eh oui!, on parle déjà d’années…). Les premiers « excarts » du genre que l’on a vus étaient, justement, une sorte d’équivalent des « encarts » publicitaires, mais à l’extérieur : on enveloppait entièrement le journal, mais  entièrement identifiés à l’annonceur : on n’y voyait pas l’en-tête du journal, que ce soit Métro, La Presse ou le Globe and Mail… Et là, encore une fois, je n’ai pas tenu de registre, mais il me semble que ce sont les journaux gratuits comme Métro qui ont particulièrement popularisé ce genre d’opérations. Entre autres parce qu’on prenait pour acquis qu’elles risquaient de moins choquer la clientèle d’un journal gratuit. Je me dois d’ajouter que mon propre magazine (Infopresse) fait aussi cela à l’occasion, et que la chose est courante dans des publications spécialisées comparables, que ce soit Advertising Age aux États-Unis, Stratégies ou CB News en France.

René Homier-Roy à "C'est bien meilleur le matin": des questions pertinente sur la pub dans les quotidiens. (Photo: Radio-Canada)

Ce n’est que par la suite qu’on a franchi un nouveau pas, à savoir ce que l’on voit en une de La Presse d’aujourd’hui. Et, si je me souviens bien, la première fois que je l’ai vu, et que j’ai été frappée par la chose, c’est en une du Globe and Mail  : à savoir, une pub qui, non seulement enveloppe  le  journal, mais où on a intégré l’en-tête (i.e. « le logo ») du journal, et aussi, en plus, des titres sur des nouvelles que l’on retrouve à l’intérieur. Il y a déjà plusieurs mois de cela, peut-être même un an.  Et je me rappelle avoir dit à l’époque à un collègue :« Il y a encore peu de temps, ils n’auraient jamais accepté ça… »

À l’émission de Homier-Roy ce matin,  j’ai aussi appris que, récemment, le Los Angeles Times est allé beaucoup plus loin : son « wrap-around » était carrément présenté comme une nouvelle, concernant une nouvelle série télé. Ce qui a, évidemment, soulevé toute  une controverse, et avec raison…

Et donc, revenons-en à ce dont il était question ce matin. « On le sait que les jounaux ont des problèmes, qu’ils ont besoin d’argent. (… ) Mais, en faisant des fausses première comme ça,, ils froissent les lecteurs qui leur restent, qui sont intéressés par les journaux», a souligné Homier-Roy. « La une, traditionnellement pour un journal, c’est la fenêtre, c’est une façon de vendre son produit; pas forcément celui des autres », a renchéri avec à-propos Philippe Marcoux, alors que, aux yeux de  Jean-François Poirier, le responsable des sports, c’était « vendre son âme au diable… », et que  Véronique Mayrand, la chroniqueuse météo, a souligné que, en kiosque, souvent, on risque de ne pas reconnaître son journal et de passer à côté lorsqu’il est ainsi « enveloppé ».

Et, pour finir, Philippe Marcoux a soulevé à ce sujet une question importante que,  j’avoue,  je n’avais jamais envisagée  sous cette angle, même si cela recoupe un aspect que j’ai déjà abordé au sujet des journaux papier, et du rôle de la « une » .  « La chose que l’on perd avec web, et qui à mon avis va disparaître si jamais on cesse de publier des journaux papier, c’est la «  une », l’histoire, de quoi on va parler, collectivement aujourd’hui, souligne-t-il lui aussi. Alors que cette « une », on la retrouve encore sur papier. » Et donc, est-il vraiment avisé de remplacer cette « une » par une publicité ?

On peut en effet se demander dans quel pacte faustien se sont engagés nos journaux, et quelle seront les conséquences, à plus long terme, sur leur crédibilité et par le fait même, ironiquement, sur leur valeur en tant que support publicitaire. J’irai même jusqu’à ajouter que, à terme, certains annonceurs voudront se questionneront peut-être sur le fait de vouloir être associés à ce genre d’opérations. D’autant plus que, comme pour tout ce qui relève du coup d’éclat,  la pub demeure assujettie à la cruelle loi de l’escalade et de l’encombrement (c’est la même chose pour des trucs comme des  flashmobs, pour le guérilla marketing et pour les divers « stunts » mis sur pied en publicité : les premiers se font remarquer; pour les autres, c’est plus difficile…  Et, donc, encore une fois, cela vaut-il la peine de risquer de compromettre  ce qui, au départ, fait l’intérêt et la valeur d’un média, avec des opérations qui, au bout d’une ou deux fois, risquent de perdre leur impact commercial ?

Post-scriptum: On ne peut pas passer sous silence le fait que ce débat arrive au lendemain du rejet, par le syndiqués du Journal de Montréal, en lock-out depuis bientôt 20 mois, des offres faites par la direction de Quebecor. Ce qui signifie la poursuite de ce conflit qui a déjà établi un record dans son secteur, en Amérique du Nord. Un conflit, dont, d’ailleurs, étant donné le enjeux en cause pour l’avenir des médias,  il a somme toute été peu question dans l’univers de médias ici… Ce qui englobe, soulignons-le, les agences, les agences médias, et les annonceurs.

  1. En devant habitué à cette pratique, on n’a qu’à enlever le « wrap » publicitaire et apprécier sa bonne vieille « une » comme dans le bon vieux temps. Je ne vois pas où est le problème. Le contenu de la « une » n’est pas modifié ou altéré, il est seulement caché derrière un nouveau support publicitaire. Format qui fera sans doute son temps pour passer à autre chose… Quand j’ai reçu La Presse ce matin, j’ai enlevé la couverture et en toute honnêteté, je ne me souviens même plus quel était l’annonceur! Un camion je crois. C’est pour vous dire à quel point c’est efficace. J’ai obtenu la même information de qualité à l’intérieur.

  2. Jean-François Beaulieu

    Pour ton info, la pratique s’est aussi propagée à la Vieille Capitale : Le Soleil aussi avait un excart (en passant, je croyais que nous avions ici eu droit à un « Ducastisme », mais non, le terme est défini dans definitions-marketing.com) samedi le 2 octobre si je me souviens bien. Et Jeff Fillion n’a même pas réagit, à ce que je sache (en fait, ce serait difficile que je le sache car je ne l’écoute pas…). Ah les animateurs radio-sensationnalistes de Montréal ! :O)

    Jf.

  3. Je crois personnellement que cette publicité insistante ne sert pas très bien son annonceur. La personne recevant ce message publicitaire saute rapidement par-dessus ou la regarde d’un aire dégouté. Pourtant, une fausse Une coute quand même la peau des fesses à l’annonceur. La pub sur la Une est clairement vu de tous, mais a-t-elle un apport positif? Jusqu’à quel point un journal peut s’agenouiller devant ses annonceurs pour être rentable?

    Je ne crois pas que cette pratique fasse coutume. Le concept de la Une n’aurait plus aucun sens. Sinon, pleurons ce qu’est devenu la presse papier… Tournons-nous tous vers le web!

  4. C’est exact, les « excarts » n’ont rien de nouveau sous le soleil, et ni leur manque d’acceptation par certains critiques. Remarquablement, et autant que je m’en souvienne, ce sont les journalistes qui ont été les plus réticents à les acceuillir. En passant, ce sont les journaux-mêmes qui ont exigé l’ajout de leur en-tête sur ces formes de publicités – question de se faire reconnaître en kiosques. Et d’ailleurs, ils veulent clairement communiquer à leurs lecteurs qu’il s’agit bel et bien d’une publicité en obligeant l’annonceur d’acheter un encart, minimum de 4-pages.

    Alors quel est le problème avec ce genre d’entente? Il faut pousser plus loin pour essayer de comprendre les opinions de quelques journalistes. Je suppose qu’ils n’aiment tout simplement pas de publicité intrusive ou soi-disant trompeuse. Je peux respecter cela. En fait, on peut facilement comparer un « excart » sur la « une » d’un journal à un panneau de commandite dans une émission de nouvelles. Là il n’est pas question d’approbation par Radio-Canada (oui René, on a compris) et bien d’autres réseaux puisqu’ils jugent cette tactique comme contraire à leur éthique de maintenir un haut degré de crédibilité.

  5. Je ne sais pas si la « fausse une » était de trop, mais je peux affirmer que ça ne fonctionne pas très bien, puisque cette publicité en était une de Chrysler, et non de Chevrolet.

  6. Marie-Claude Ducas

    @Claude Samson: oh là là ! Vous avez raison… Je me sens un peu mal d’avoir écrit ainsi, en me fondant sur l’impression qui me restait, et sans revérifier (d’autant plus que j’ai soigneusement conservé la page). Et ceci dit, on a la preuve par l’extrême de ce que je questionnais… J’étais SÛRE que c’était un camion Chevrolet…

  7. Marie-Claude Lavoie

    Je trouve déplorable cette pratique. Elle semble à l’image de notre société : du gros flash pour pas grand chose.

    Comme mentionné, je retire bruyamment ce fameux rapt qui incommode ma lecture et abime la crédibilité et le sérieux du journal.

  8. La valeur du journal, avant même la parution de l’excart en question, se révèle dans le fait que les crieurs, et ça m’est arrivé ce matin même, lancent à voix haute:  »La presse, c’est gratuit » et nous la proposent au métro.

Laisser un commentaire