Questions d'une dinosaure (qui s'assume)

La une du New York Times :

La une du New York Times : une sorte de consensus sur ce qui sera "the talk of the town" aujourd'hui.

J’avais déjà l’intention de faire suite à mon billet d’hier sur les restrictions budgétaires à La Presse , la suppression de l’édition du dimanche, et les difficultés des journaux en général. Et je vais me permettre de commencer par citer la chronique de Yves Boisvert, dans cette même Presse aujourd’hui. Parlant de sa longue histoire avec « son » journal,  il écrit entre autres:  « Avant de la lire [La Presse],  je l’ai regardée. Les photos de Désilets, les caricatures de Girerd, le jeu des huit erreurs que je faisais sur les genoux de mon père, avec chacun un crayon. Avant d’écrire dedans,  j’ai écrit dessus. Essayez ça, sur un écran…. (… ) J’ai de bons amis, mais comme compagnon de repas, je choisis souvent le journal. Un compagnon pliable qui ne se formalise pas d’un peu de soupe sur le revers de sa deuxième colonne. »

Ce qui m’amène à diverses questions, en ce qui concerne les journaux, et qui n’ont pas toutes à voir avec la simple nostalgie. (Ceci dit oui, il y a de ça. Et je l’assume). Et d’ailleurs, réglons le tout de suite, le cas de cet aspect nostalgique et tactile, sur lequel les chantres de l’avenir-radieux-que-nous-réserve-la-technologie lèvent si souvent le nez : je ne peux pas, et ne peux pas imaginer, déjeuner en compagnie de mon écran d’ordinateur. Plutôt qu’avec mon journal, à moitié plié, en y mettant en partie mon bol de céréales et mon café. 

C’est sûr que je m’informe abondamment, et à longueur de journée, sur le web. Mais, dès que je suis assise à l’ordinateur, je suis, au moins en partie, en mode « travail ». Et même quand il m’arrive, le soir chez moi, de fureter sur internet, d’aller trouver des trucs pour mon propre plaisir… ce n’est pas pareil que quand je suis assise quelque part, avec un livre, un magazine, ou un journal. D’autant plus que je peux rarement m’empêcher d’aller voir mes courriels, ou Facebook.  Et de relayer à mes collègues des choses que je vois, qui ont un intérêt pour le travail.  Alors que, en lisant mon journal (papier) le matin, même si j’ai un intérêt professionnel, je ne suis pas encore au travail. Et je me dis, que, le jour où tout le monde se mettra à s’informer, dès la première heure, devant un écran (que ce soit d’un ordinateur, d’un Blackberry, d’un iPhone, etc.),  ce sera encore une autre barrière entre le travail et la détente qui aura tombé.  Peut-être y gagnera-t-on quelque chose en retour. Je ne sais pas encore. Je constate juste cette perte pour l’instant.

Maintenant , un peu moins sur le côté « feelings personnels », et plus sur le côté hiérarchie et organisation de l’information, j’ai des questions qui touchent à la fonction même du média. Il y a des fonctions du journal papier,  auxquelles on n’a pas encore trouvé de remplacement avec internet.  

Ainsi, nulle part  ailleurs, on n’a ce côté « arrêt sur image » de l’actualité. Si je jette ne serait-ce qu’un rapide coup d’oeil aux « unes » de La Presse, du Journal de Montréal, du Devoir et de The Gazette d’aujourd’hui, j’ai une fichue bonne idée de ce qui va être « the talk of the town » aujourd’hui. Et, parce que je reçois mon Globe and Mail à l’aube tous les matins, j’ai tout de suite une idée des sujets qui ont une certaine importance au Canada anglais (même chose, sur le plan de l’économie, en regardant leur section Report on Business). Même exercice pour les États-Unis, et pour New York, si je feuillette le New York Times. Cette hiérarchie visuelle, liée à la taille de l’article dans la page, la taille du titre, et de la photo, on ne la retrouve pas vraiment avec internet.

On ne retrouve pas non plus, la hiérarchie temporelle, si on peut dire, de l’information. Le fait qu’un rédacteur en chef, un directeur de l’information, des adjoints, se soient dit: « Voici ce qui est arrivé d’ important, aujourd’hui, dans notre communauté. Voici ce que les gens auront besoin de savoir, en priorité, demain matin; voici l’information qui est assez solide, assez importante, pour mériter de figurer sur des feuilles de papier qui traîneront toute la journée. »

Je vais d’ailleurs vous référer à nouveau à un texte de quelqu’un d’autre: l’auteur est Stuart Maclean, l’animateur de l’émission The Vinyl Café, les samedis matins à CBC Radio Two. (Eh oui, en plus d’avoir un côté dinosaure, j’ai un côté « sentimental-Canadian-limite-corny« ). Le texte avait été reproduit dans le Globe and Mail. Il vaut vraiment la peine d’être lu au complet. Mais voici quelques extraits :

« I love newspapers because they exist in space, but not in time. They happen out of time. In fact, they literally stop time. Every day the newspaper jams its wrench in the cogs of the clock and says, “This is what it is like right now.” And by doing that, it asks that of all of us. It asks us to step out of time too, and to consider the things that are happening, and what they might mean to us, and to others and what we think about all that.

Perhaps the most important thing is that a newspaper is a shared experience, on every level. Not only the shared experience of a boy listening to his father grumble about the news, as my father used to when he read the paper before dinner.

There is all that, but there is more. When our cities are full of newspapers, they are, quite literally, on every corner. And that means you don’t even have to read them to know what they are on about. You just have to walk around and they will seep into you like ink spilled on a blotter and, in the spilling, will stain your mind. And that means we are all ink-stained. Those of us who read the papers, and those of us who don’t. And this is the important part. We are stained with the same stories, and because of that, all of us, living together, can carry on a common conversation. »

Il y a évidemment des choses intéressantes qui se sont dites, et écrites, sur les changements auxquels font face les journaux. Michel Dumais, que je citais hier, a attiré mon attention sur ce papier qu’il a écrit, qui fait d’ailleurs partie d’un dossier sur l’avenir des journaux, dans le dernier numéro du magazine Le Trente. Et la consultante et blogueuse Michelle Blanc a elle aussi abordé la question, soit sur l’angle du modèle d’affaires, ou encore celui du travail des journalistes.

Mais quid du rôle plus fondamental des journaux, que, il me semble, certains enterrent un peu vite ? Je termine avec un autre extrait du texte de Stuart Maclean:

« When we all read the same newspapers, it means, quite literally, that we are all on the same page. When we don’t, group activities become personal activities, the great public conversation ceases and, before we know it, we are all … bowling alone.

A newspaper is a grand public space, and all these grand technologies that would replace them, cellphones and iPods and laptops, take public spaces and turn them into private spaces.  The Net, with all its web-like connectivity, is still essentially a private place. One person with a search capacity. Each of us a webmaster assembling a personal narrative. And in our excitement with it all – and don’t think I am not excited too – we think we can abandon newspapers to no effect. »

 

  1. Merci des citations Marie-Claude et je spécifie pour vos lecteurs que ce sont des billets de février dernier… Faudra sans doute que je fasse une mise à jour un de ces 4, mais je ne pense pas que ma lecture soit tellement différente

  2. Bonjour Marie-Claude,
    De la musique à mes oreilles diraient les anglais. Ça fait du bien de lire cette belle reflexion. Et la lumière fut… C’est sophisme que d’accuser l’internet des problèmes des journaux, car même avant l’internet, la radio damait allègrement le pion aux journaux, pour ce qui est de l’aspect instantané de la diffusion de la nouvelle et en ce temps là, les journaux revenaient le lendemain avec la nouvelle sans qu’elle ne soit moins nouvelle «fraîche» que la veille. D’ailleurs même aujourd’hui, j’entends souvent la nouvelle à la radio AVANT de la lire sur internet (à quelques minutes près). Le journal donnera toujours une expérience de raffinement feutré de la lecture qu’un écran ne fera jamais. Alors, où est le problème? Je crois bien le savoir… et il ne date pas d’hier sauf que, hier, il n’y avait pas l’internet À +

  3. Merci Marie-Claude. Une vraie bouffée d’air frais ton billet!
    Actuellement, les grands « gourous » des médias ont tendance à mélanger les choses. Certes, le papier n’est pas en croissance. Par contre, je ne crois pas que le journal papier disparaîtra dans cinq ans ou même 10 ans, comme plusieurs se plaisent à dire. On oublie que près de quatre millions de personnes au Québec seulement sont âgées de plus de 35 ans et que ce groupe représente le cœur du lectorat des journaux. Et ces quatre millions de personnes ne mourront pas toutes d’ici 2014…
    Si les journaux américains (et canadiens dans quelques cas) vont si mal, c’est l’effet combiné de la baisse de revenus amenés par la crise (surtout les recettes provenant de l’automobile), de la dette élevée des journaux et de leur structure de coûts.
    Pour le vrai lecteur de journaux, internet n’offre pas une solution « totale » de remplacement car on ne consomme pas son journal papier comme on consomme son journal internet. Et tu as bien cerné les enjeux.
    Le modèle d’affaires des journaux est à réviser, c’est une certitude. Par contre, j’estime que les lecteurs seront disposés à payer plus cher pour une publication qui continuera de leur offrir de riches contenus. Par contre, plusieurs journaux optent pour un appauvrissement des contenus. Et c’est cet élément qui causera leur extinction…

  4. Louise Branchaud

    Toute petite, j’aimais m’asseoir avec tante Marielle pour lire son Châtelaine. Il sentait bon le magazine neuf, l’encre fraîche. A la maison, maman, forte d’une génétique intellectuelle lisait La Presse, tandis que mon père, le gars de « shop », préférait le Montréal Matin. Quant à moi, j’étais fan l’édition du week-end de La Presse pour son cahier Perspectives et les recettes de Margo quelque chose, Oliver je crois.

    Vous ne serez pas étonnés d’apprendre que j’ai fini sur les bancs d’université à étudier les communications. Là, comme sur le terrain, j’ai eu de bons maîtres: Jacques Rivard, Marielle Séguin, Alain Gerbier, Gilles Bourcier, Max d’O, Pierre-Luc (qui a un nom de famille, mais qui tient à le garder pour lui) Johnny Rives, Jean-Louis Moncet. J’ai été très chanceuse.

    Écrire, mon ami, c’était devenir. Je devais écrire, point fin.

    Aussi, j’ai passé des nuits sur mon Olivetti à pondre ce que mon père appelait des « textes à 5 piastres » (c’était ma pige). Le moment d’extase était dans l’instant béni où le journal, frais sorti des presses, me tachait les doigts de noir.

    Début 90, me voilà chez monsieur P: le nirvana! J’adorais l’adrénaline des jours de tombée. Quand il nous fallait tuer la une pour répondre aux impératifs de l’actualité. J’adorais les vendredis, jour de la semaine où nous recevions d’un coup toutes les publications Quebecor comme celles des concurrents.

    En 1995, la salle de presse est informatisée: exit les Olivetti. L’avénement du courriel et de l’Internet avait sonné le glas des communiqués par télécopieur, des Telex et de madame la postière qui vidait son sac de communiqués sur le bureau de Claude, le réceptionniste.

    Le changement m’allait comme un gant. J’étais, après tout, la branchée du bureau. Oui, branchée comme dans Branchaud, mon nom. Je m’étais déjà fait les dents avec mon Mac et QuarkX, Photoshop, Illustrator, etc.

    Déjà, je comprenais que tout allait changer. Mon boss du moment me croyait tarée. Je lui disais, « Vous savez, ce sera pas long, on diffusera de l’actualité ciblée par courriel et au goût du lecteur ». Et là les amis, je partais…bla, bla, bla. Et, puisqu’il faut forcément parler d’argent pour se rendre intéressante auprès d’un éditeur, je terminais en lui disant « Imaginez le pognon que vous ferez en diffusant avec les nouvelles ciblées, de la pub ciblée ». Fidouda! ils ont aboli mon poste, on devait perdre du lectorat. A preuve que les grandes idées ne rencontrent pas toujours de grands esprits ;)

    Anyway, comme dirait l’autre journaliste, j’ai fini communicatrice. Parce que communiquer, c’est recevoir, comprendre, traduire, rendre et diffuser. J’aime mon journal, mes magazines, comme j’aime recevoir une carte de manuscrite d’une amie à mon anniversaire.

    Peut-être est-ce parce que je suis visionnaire un brin sur les bords, je ne suis pas tristounette devant le virage de la presse écrite. J’estime plutôt qu’ils ont une chance de se réinventer, de nous surprendre. En se secouant les puces un peu, nos quotidiens verront leurs options.

    Faut pas rêver non plus, les presses web ne tourneront plus aussi longtemps, ni aussi souvent qu’avant. Il n’en demeure pas moins qu’il y a des moyens de poursuivre la mission en mettant ce que j’appelle du « Fabreeze dans le Tide ».

    Un peu comme moi, ils devront trouver peut-être leur or en retournant à l’essence : communiquer.

    Pour cela je dis: quel magnifique médium que le Web, surtout en version 2.0! Pourquoi? Parcequ’hier et avant hier, des millions d’individus l’ont utilisé pour réclamer leurs droits et leur liberté. Ils ont tweeté, facebooké, youtubé toute l’horreur du régime abusif et corrompu d’Iran. C’est top quand le Kalachnikov tombe au combat, frappé d’un coup mortel de Blackberry, vous ne trouvez pas?. Voilà, simplement illustré, pourquoi il faut célébrer le fait qu’il n’y aura plus de communication qui ne soit pas social. Il est temps maintenatn de l’accueillir et s’adapter.

    Louise Branchaud
    Communicatrice et stratège en communication interactive.

  5. Médias | Un avenir… peu reluisant! « Le blog branché[!] - pingback on 19 juin 2009 at 19 h 09 min
  6. François Taschereau

    Moi aussi j’adore le journal. Mais j’aimerais que le journal soit encore plus journal, avec plus d’analyses, des textes plus fouillés, le contraire de la tendance actuelle au Canada.

  7. Louise Branchaud

    – Suite et fin du laïus d’avant –

    Résultante d’un secouage de puces :

    http://timesreader.nytimes.com/timesreader/index.html?campaignId=34WXQ

    Voilà!

    Louise Branchaud

  8. C’est un des articles qui m’a le plus allume depuis longtemps par Info-Presse. Ca parle des vraies affaires avec passion.

    Merci Marie-claude! T’es encore capable! (je niaise) :)

  9. Nos voyages… et les journaux | Le blogue de Marie-Claude Ducas - pingback on 2 août 2015 at 12 h 06 min

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