L’autopsie du Rocky Mountain News : intéressante, pas juste pour les journaux

La dernière "une", le 27 février dernier : est-ce internet qui a tué le Rocky Mountain News ?

La dernière "une", le 27 février dernier : est-ce internet qui a tué le Rocky Mountain News ?

Je m’étais bien promis de revenir sur une des rares conférences auxquelles j’avais pu assister, lors de mon trop rapide passage au dernier Webcom: celle de John Temple, qui était éditeur du défunt journal Rocky Mountain News. J’avoue que, sans savoir exactement à quoi m’attendre, j’arrivais préparée à entendre un discours surtout teinté de nostalgie.

Je me suis plutôt retrouvée face à une analyse d’affaires aussi éclairante qu’impitoyable, qui peut intéresser TOUS les types de médias. Et qui m’a donné aussitôt une envie irrépressible de la partager. Ce que je me mets en frais de faire, enfin.

Pour commencer, soulignons que John Temple tient un blogue, intitulé Temple Talk, sur lequel il partage ses réflexions sur les médias et le journalisme. Il a d’ailleurs, dans un billet, publié intégralement le contenu de sa conférence au Webcom. Il y a même des liens vers ses diapos, et sa narration. Si le sujet vous intéresse, je vous invite à le lire, et même à l’écouter: cela dure à peine une demi-heure et, quant à moi, c’est du temps bien employé. Par ailleurs, Alexandra Bonan en a parlé sur le blogue GoRef, et Stéphane Baillargeon en a fait une très bonne synthèse dans Le Devoir.

Temple résumait son propos, fort succintement, en 10 « leçons » par lesquelles pas mal d’entre nous peuvent se sentir interpellés.  Je m’arrêterai, quant à moi,  à certains aspects qui m’ont particulièrement frappée.

D’abord une citation de Alan Horton, alors vice-président à E.W Scripps, la compagnie-mère, peu après la fermeture du journal : “We had all the advantages and let it slip away. We couldn’t give up the idea that we were newspaper companies.” Et c’est un ancien éditeur de journal qui dit cela ! Les dirigeants doivent changer leur focus, et cesser de croire que leur première mission est de « faire des journaux ». Temple disait d’ailleurs plus loin : « We thought we were in the newspaper business. We were right and at the same time deeply mistaken. » Le Rocky Mountain News était engagé dans une lutte acharnée avec son rival, le Denver Post, mais, souligne Temple, « nous étions en train de livrer la guerre précédente; nous ne comprenions pas ce qui était en train d’arriver sur le champ de bataille. » À commencer par le fait que ce ne sont plus les médias qui sont maintenant en contrôle, mais les consommateurs. Et qu’un média ne peut plus prétendre s’approprier et « posséder » un marché.

C’est à la fois fascinant et désolant de voir les erreurs de planifications et de jugements qui ont été faites, les unes après les autres. Bien sûr, il faut quand même garder en mémoire que ce qui semble évident a posteriori ne l’était pas forcément alors, dans le feu de l’action et des changements. Mais, ce qui est encore encore plus désolant, et surtout inquiétant, c’est de constater que beaucoup de gens, dans bien des médias, persistent encore dans les mêmes erreurs. Enfin…

Quelques exemples:

– Quand le Rocky Mountain News a dû, pour des raisons financières, restreindre l’étendue de sa distribution papier, le mot du rédacteur en chef avait comme angle premier de dire « adieu » à une partie des lecteurs… plutôt que d’abord leur dire « hey, vous trouvez la même info et les mêmes services en ligne, plus rapidement, de partout » (ce qui était tout à fait vrai). 

 – En développant les projets web,  on a fait exactement les mêmes erreurs de perspective que dans l' »ancien temps »: à savoir se laisser empêtrer dans les structures matérielles et la technique, plutôt que de se concentrer sur le contenu et la mission première de l’entreprise. Encore une fois, une citation parle mieux que tout le reste  :  « We didn’t see the value of audience. Scripps bought sophisticated software to run its cable and newspaper Web sites. Although it tried to put the focus on readers, in the end it let technical people develop a culture based on how they wanted technology to work – stable and secure – rather than putting the priority on remaining nimble in a rapidly changing world. We kept trying to build perfect systems, slowing our progress, instead of working iteratively. »

Enfin, et pour résumer, le Rocky Mountain News a, comme beaucoup de médias « traditionnels », péché par arrogance et par manque d’écoute de son public. Une citation finale : “We were not used to the market telling us how things should be. We were used to telling people what we thought they needed and how they needed it,” is how a Scripps marketing exec put it. That has to change. (…)  « Local news organizations should give consumers more control. They’re still thinking too much about themselves and not enough about what the consumer wants. »

Ai-je besoin de rappeler que, après avoir longtemps cultivé l’illusion de l' »exception québécoise », on se retrouve, ici aussi, avec des journaux en pleine tourmente? Enough said, comme ils disent en anglais… Mais pourquoi ne pas, au moins, apprendre des erreurs des autres ?

Post-scriptum musical : j’ai réalisé il y a un moment que je ne pouvais pas entendre ou lire une référence au Rocky Mountain News sans avoir ensuite en tête, pour les heures suivantes, la chanson Rocky Mountain High, du regretté John Denver. Je me permets donc de la partager ici, histoire de me sentir moins seule dans cette situation. Bonus: puisqu’on parle de John Denver, je confesse que j’ai toujours aussi eu un petit faible pour Annie’s Song. Voilà.

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