La campagne 2012 et le mirage de « l’élection 2.0 »

Les questions liées à l’économie numérique, aux médias sociaux et au « 2.0 » sont en train de devenir une nouvelle « tarte aux pommes »: le genre de sujet avec lequel on peut se gargariser longtemps, sans jamais être contre. Mais sans que cela donne lieu à grand-chose de concret.

Sujets élection Twitter

Les sujets les plus abordés sur Twitter, cartographiés par la firme Nexalogy: jusqu'à quel point cela reflète-t-il les préoccupations ?

Depuis la victoire de Barack Obama à la présidence des États-Unis en 2008, on a beaucoup promené cette notion de « politique 2.0 ». Et c’est vrai que l’équipe d’Obama, avec son utilisation des médias sociaux, à commencer par Twitter, a inauguré une nouvelle façon de faire et une nouvelle mentalité : tant pour le financement que pour les communications, il est arrivé à rallier des individus et à les doter d’une force de frappe, en marge des « grosses machines » auxquelles on était habitués, et qui étaient vues comme incontournables jusque-là.

Mais ici, jusqu’à présent, on a eu le don de gonfler hors de proportion toute cette question de « politique 2.0 ». Pour commencer, qu’est-ce que cela veut dire au juste? Être ou ne pas être sur Twitter, là est-elle la question?  Cette lettre, remarquablement lucide, parue en début de campagne dans Le Devoir, et signée par Daniel Pierre-Roy, étudiant à la maîtrise à l’Université de Sherbrooke, résume parfaitement bien les limites et les problèmes:  » Ouvrir son ordinateur et se connecter sur Facebook est maintenant l’équivalent de voir une pile de dépliants de propagande politique engloutir sa boîte aux lettres toutes les 15 minutes. C’est à la limite du spam », note-t-il avec justesse. Et ceci dit, rien de nouveau sous le soleil : « Déjà en 1960, Angus Campbell et plusieurs autres, à la base de l’énorme étude du comportement électoral des Américains The American Voter, démontraient que les citoyens les plus politisés avaient évidemment une connaissance plus approfondie des enjeux du moment, mais qu’ils utilisaient un filtre partisan pour analyser tout ce qui possède un lien avec une campagne politique. On discréditait et ignorait les bons coups des autres tout en encensant ce qui vient de notre équipe, même si tout cela relève d’une triste banalité. » C’est tout bonnement la démocratisation du spin : « Autrefois considéré comme une fonction attribuée à des individus proches de l’establishment d’un parti, le spin doctor est maintenant à la portée de tous à partir du moment où l’on possède un compte Twitter et/ou un compte Facebook. Ainsi, un militant d’un parti X lance un commentaire quelconque sur Twitter, et les autres militants branchés de ce même parti vont se faire un plaisir de retwitter ce même commentaire, faisant augmenter la bulle d’influence 2.0. « Hourra ! La bataille est gagnée ! Notre bulle est plus grande que celle de l’autre ! » Ça reste une bulle. »

Qu’on ne s’y trompe pas : oui, les médias sociaux sont un facteur incontournable. Et ils vont amener, en politique comme dans de multiples autres sphères, des bouleversements qu’on ne soupçonne même pas encore aujourd’hui. Tout comme l’a fait l’arrivée d’internet. Mais justement, je vais encore citer ce que m’avait dit, il y a bien des années, l’expert en médias Pierre Delagrave, qui est aujourd’hui président, médias, du holding qui chapeaute l’agence Cossette : « Quand arrive un nouveau média ou une nouvelle technologie, on surestime toujours les changements à court terme; et on sous-estime les changements à long terme. » Repensez un peu à ce qu’on disait à propos d’internet au début… Et quand les premiers ordinateurs personnels sont arrivés, alors! (Y en a-t-il qui se rappellent de ceux et celles qui se mettaient en frais de « transférer leurs recettes de cuisine sur leur ordinateur »?)

Et puis, le « 2.0 » n’est pas une fin en soi.  C’est un outil, une façon de plus de communiquer. Dont la dynamique, oui, est très différente de celle des médias traditionnels, et qui va sûrement, à plus long terme révolutionner les façons de faire. Mais on n’y est pas encore. Le spécialiste en médias sociaux Martin Lessard résume parfaitement de quoi il retourne dans ce billet, où il écrit entre autres : « Pour qu’il y ait des élections 2.0, il faut tout un écosystème pour que la conversation se poursuive (dans un forum, une liste d’envoi, un blogue, une interview, etc.). La pensée en profondeur ne se fait pas sur un seul gazouillis, mais elle y mène pour peu qu’on y ajoute un hyperlien.  (…)On parlera d’élection 2.0, de politique 2.0 et de démocratie 2.0 (qui sont trois concepts différents) quand les choses se feront «d’une nouvelle manière» (à commencer par cesser de mettre des «2.0» partout). (…)Cette fois-ci «n’est pas la bonne». Ce ne sera pas une «élection 2.0». Et ce n’est pas grave. »

Et en attendant, il faudrait peut-être se rendre compte que toute cette enflure autour de la supposée « démocratie 2.0″ va finir, si ça continue, par faire plus de mal que de bien. Comme le souligne Martin Lessard, c’est vrai qu’il y a plusieurs concepts différents, et qu’on en mélange plusieurs. Évidemment, ceux qui oeuvrent dans le milieu du numérique aiment bien se dire qu’ils sont en train de pousser la naissance d' »une nouvelle forme de démocratie ». Mais, ça tombe bien, ils font aussi avancer leurs propres intérêts… Tout le monde a le droit de faire son lobbying. Mais de grâce, cessons de faire croire qu’il s’agit de tellement autre chose.

Questionner les politiciens sur « ce qu’ils comptent faire avec l’économie numérique », comme l’a fait la consultante et blogueuse bien connue Michelle Blanc (d’abord avec le chef libéral Jean Charest, ensuite celui de la CAQ François Legault, puis avec Jean-Martin Aussant d’Option Nationale ) je veux bien.  Et c’est sûr que, comme plusieurs le soulignent, comme l’a fait, dans ce billet, le spécialiste René Barsalo , il faut s’intéresser à autre chose qu’aux routes et aux ressources naturelles quand on parle de développement économique. Mais… pourquoi serait-ce tellement plus pertinent  que si les patrons d’agence de pub allaient demander aux candidats « ce qu’ils comptent faire à propos de l’économie de la publicité »?  Ou les comptables, s’enquérir de leur opinion « à propos de l’industrie des firmes de comptabilité et de consultation »?  Pourtant, ce sont des enjeux  économiques au moins aussi valables : il y a eu bien des fusions et des rachats, récemment, dans ces deux domaines; idem parmi les bureaux d’avocats, d’ailleurs. Il y a bien d’autres sujets, dans cette campagne électorale, dont « on ne parle pas assez ». Dont certains, liés à des questions comme la santé et l’éducation, qui préoccupent autrement ;es gens. Alors, sur le chapitre de l’ « économie numérique », il ne faudrait pas perdre toute perspective. Et, surtout ne pas tout mélanger.

Qu’en pensez-vous ? Entre autres vous, les « geeks » qui lisez ce blogue?

P.S.: À signaler en outre, sur le sujet, cet article de Nathalie Collard, paru dans La Presse week-end dernier, de même que  ce billet, par l’équipe de Octane Stratégies, sur les blogue « élections » du Journal de Montréal.

MAJ

À souligner, aussi, ce billet publié par Josée Plamondon, en début de campagne électorale, sur son blogue Sérendipité. C’est d’ailleurs de ce billet que provient la carte des sujets élaborée par Nexalogy, reproduite ci-haut.

  1. Marie-Claude,
    D’où provient l’image de cette carte lexicale contenant les pointeurs ?

  2. Marie-Claude Ducas

    De ton billet de blogue, ma chère: http://joseeplamondon.com/elections-quebecoises-2012-politique-2-0-les-citoyens-prennent-les-devants/ . Et c’est vrai, j’aurais dû l’indiquer. Je l’avais d’abord mis dans le BV, mais ça faisait trop lourd. Je vais aller l’ajouter en fin de billet.

  3. Pas de malaise. Le Nexalive sur les élections est public (http://election-qc-2012-fr.nexalive.com). Mais ce sont les pointeurs de couleurs que j’ai utilisés pour illustrer le thème de mon billet (la bataille des faits), qui me sont apparus comme une grosse coïncidence.

  4. Marie-Claude Ducas

    Eh bien, ce n’en était justement pas une, en effet ;-).

  5. Marie-Claude Ducas

    Tout à fait d’accord avec ce que tu soulignes, Michelle. Et je suis contente qu’on aille finalement plus loin sur ce genre de question.
    Parce que, on est d’accord, il y a aussi pas mal de « hype » par des gens qui y trouvent leur intérêt. Ou qui, tout bonnement, ont le nez un peu trop collé dans leur univers de « geek », et perdent un peu la perspective. Et ça finit par faire perdre de vue ce qui se passe réellement… et ce qui ne se passe pas encore. De même que les vrais aspects qui méritent d’être débattus. Et l’angle sous lequel ils méritent d’être abordés.

  6. Marie-Claude Ducas

    Et, pour compléter: cela aidera aussi quand les évangélistes du numérique apprendront un peu mieux à parler au commun des mortels, sans les porter à se sentir ridicules, dépassés et « largués » au départ. Genre: « ah tiens, un tel vient ENFIN de se lancer sur Twitter, mais c’est évident qu’il sait pas comment faire… » On s’entend pour dire que ce genre d’attitude est courant, comme en témoignent les commentaires que j’avais reçus suite à ce billet: http://marieclaudeducas.com/2012/aux-champions-du-2-0-qui-tapent-sur-les-deconnectes/ . Et sur lesquels je suis revenue dans cette chronique d’Infopresse: http://www2.infopresse.com/blogs/actualites/archive/2012/07/06/Fossestechnoculturels.aspx .

  7. Pourquoi je vote | Le blogue de Marie-Claude Ducas - pingback on 31 août 2012 at 10 h 43 min

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