Est-ce du journalisme, ou du contenu commandité? Et est-ce si important?

L’article intitulé Is that an ad or a news story – and does it matter which? paru dans le Globe and Mail sous la signature de Ira Basen, qui est journaliste et producteur à CBC est, parmi tout ce que j’ai vu,celui qui résume le mieux que tout ce que j’ai vu sur les enjeux qui se posent face au journalisme ces temps-ci.

Pour commencer, prenez la peine de le lire. Et j’insiste : de le lire vraiment. Et, si vous travaillez dans les médias, sans juste vous horrifier des passages qui vous dérangent, pour seulement survoler le reste ensuite. Vous verrez qu’il y a là bien des questions légitimes, qu’on ne peut plus éviter.

Colors magazine Beijing

Le magazine Colors, de Benetton: le contenu est-il moins intéressant et crédible parce qu'il ne vient pas d'une "vraie" entreprise média?

Pour ma part, voici quelques passages qui m’ont particulièrement frappée. Avec les questions et les réflexions que cela m’inspire.

“Joe Pulizzi, the founder of the Content Marketing Institute, (says that) every company now must also be a media company. “If you want to connect with your customers,” he says from his office in Cleveland, “you’d better be where they are online, and you’d better have some interesting information to share with them.”

That story about snow tires at the top of the Google results page could come from the auto section of a newspaper, but it could just as easily come from a site published by a tire manufacturer whose engineers can share their expertise, without the pushy tactics that turn off both customers and search engines.

 “Today’s consumer is looking for helpful information that will help them do something better in their jobs or live better lives,” Mr. Pulizzi argues, “and corporations can provide that just as well as media companies. How can you distinguish between these sponsored stories and the ones in a conventional newspaper, magazine or website? It’s not easy, and that’s what makes some experts nervous.

The difference is not so much how the story is done, but why it’s done: Brand journalism is produced to meet business objectives. The stories may be fairly and accurately reported by respected journalists, but the fundamental aim remains marketing. It is always more about the brand than the journalism: It’s not an attempt to ferret out the truth between opposing narratives.

Another question is how media outlets that rely on advertising from brands can survive, when those brands have begun competing with them for readers.”

Et, si vous travaillez dans les médias, attendez quand même avant de faire une crise cardiaque ou une dépression… Non, votre vie et votre carrière ne sont pas forcément terminées. On continue?

“Independence is one of journalism’s most cherished values. Young journalists are taught that you can be a marketer, or a journalist, but you can’t be both. Most media outlets consider the separation between editorial and advertising (“church and state”) to be sacrosanct.

Kelly Toughill, the Director of the School of Journalism, at the University of King’s College in Halifax, says independence has been essential in establishing trust between journalists and their readers. “Journalism explicitly promises to serve the interests of its audiences and its community first. But in brand journalism, that is not the case.”

Still, she concedes: “You can have some very good journalism occur within an outlet that is not necessarily within a journalism outlet. And that’s part of the paradox of this new age that we live in, where we’re trying to sort out how good journalism arises.”

Je sais, si vous êtes journaliste, cela ne vous réjouit pas davantage. En fait, ce dernier passage vous a donné la chair de poule. « Quelle horreur !, vous dites-vous. C’est la fin du journalisme. L’information va être complètement contrôlée et manipulée par les entreprises, sans que le public puisse faire la différence. » Mais, respirons tous par le nez, et soyons lucides et honnêtes avec nous-mêmes : côté éthique, y a-t-il un telle différence entre  du contenu « sponsorisé » par Procter & Gamble ou L’Oréal, par exemple, et une partie du contenu des magazines féminins ou des sections « vivre » des journaux, où l’éditeur, on le sait, est tributaire de tels annonceurs? Et va quand même concevoir une partie de son contenu de façon à plaire à ces annonceurs?

Il y a plusieurs années, lors de la glorieuse période de Benetton, un chroniqueur du Globe and Mail avait soulevé exactement ce genre de points à propos de  Colors, le magazine produit par Benetton : ils abordent des sujets inattendus et audacieux, soulignait-il, et ils les traitent en profondeur, parce qu’ils décident entièrement de ce qu’ils font, et ne sont tributaires d’aucun annonceur. Ils sont édité par un géant du vêtement, mais n’ont pas besoin, comme tant de magazines de mode, de faire des concessions aux annonceurs, d’imaginer des « pièges à pub » du genre « spécial rentrée », « spécial des fêtes », «  plaisirs d’été », etc.

Et je pose la question : finalement, à l’ère où de plus d’entreprises (autres que les entreprises médias) découvrent, et comprennent vraiment, l’importance, non seulement de produire du contenu intéressant et pertinent, mais aussi de se montrer d’une transparence absolue et de conserver la confiance de leur public, pourquoi leur contenu ne serait-il pas aussi fiable que celui produit par des entreprises médias, et des gens qui se disent « uniquement et purement » journalistes? Voici un autre passage de l’article :

«Samantha Sheppard, a content marketer at Totem who is responsible for Inspired, a food magazine published for the Sobeys grocery chain, believes it’s a more honest publication than many traditional ones. “When I think back to the beauty magazines and other magazines I was involved with earlier in my career,” she argues, “it was all about which PR person had the better relationship, and that’s how product could get into a magazine.”»

On n’a jamais aimé en parler, mais ce genre d’enjeu existe bel et bien en journalisme.

Et, autre question : les entreprises médias ne sont-elles pas, elles aussi, des entreprises de toute façon ? On dit dans l’article :  “Brand journalism is produced to meet business objectives. The stories may be fairly and accurately reported by respected journalists, but the fundamental aim remains marketing.” Mais les entreprises médias n’ont-elles pas, aussi, des objectifs d’affaires? C’est un sujet auquel, honnêtement, les journalistes n’ont jamais vraiment voulu s’intéresser. Sauf pour dénoncer, à occasions régulières, leurs patrons comme « des écoeurants ». Un graphiste que je connais, retraité d’un grand quotidien, m’a déjà dit : « Il n’y a personne de plus mal renseigné sur la business des médias.. qu’un journaliste ». Je trouve qu’il a raison.

Et maintenant que la nouvelle réalité nous rattrape, les journalistes sont très mal équipés pour y faire face. Parce que, en effet, tout n’est pas forcément aussi merveilleux et limpide que le prétendent les apôtres du « branded content ». Et il y a de vraies questions qui se posent. Pour le public d’abord :

« The advocates of brand journalism vastly overstate the extent to which marketing dominates editorial decisions in mainstream media.

Content marketers like to claim that transparency is the new objectivity. But transparency is a means to an end, not an end in itself. And by hitching their wagon to it, they shift the burden of separating fact from fiction squarely onto readers’ shoulders.

Do most readers really have the time, the resources or the inclination to do the kind of filtering and critical thinking formerly done by editors?

Brand journalism tends to assume readers are aware of conflicts of interest and able to draw their own conclusions about the credibility of information.

Yet there is evidence that faced with a tidal wave of content from all corners, consumers – especially younger ones – are increasingly ignorant or indifferent about its sources.”

Et pour les entreprises médias ensuite: « Most of the attention of brand journalism is focused on “service journalism” – recipes, product information, household hints and other “news you can use.” These have traditionally been profitable staples of mainstream journalism. Advertising sold in those sections of the newspaper have helped subsidize the messy and expensive business of reporting crime, politics and foreign wars – areas where brands are unlikely to tread.

But if brands continue to cherry-pick the profitable bits and pieces out of the mainstream information menu, and publish their own content rather than pay to advertise it, where will the money come from to pay for news? »

Personne n’a la formule magique, mais des pistes se dessinent. “Totem’s Mr. Schneider believes there will always be a demand for high-quality “critical journalism”, but it will now have to be subsidized by readers, through paywalls, subscription fees and other mechanisms, rather than ads.

“The model around traditional journalism is going to start to skew towards quality,” he argues. “We are at a point of transformation now where I think you are seeing beacons of hope where for a media property, the massive value proposition is in the content and the way it is created, to such an extent that I’ll pay for it, just as I’ll pay 99 cents for a song.”

Quant aux journalistes… On ne peut plus voir la réalité seulement en blanc versus noir. En termes de « Ah, tu es d’un côté ou l’autre de la clotûre, jamais les deux en même temps. »

La réalité est plus compliquée que ça. En fait, elle l’a toujours été. Mais là, on est bien obligé de l’admettre. Et de se pencher là-dessus.

Qu’en pensez-vous?

  1. Quand j’étais à la tête d’enRoute d’Air Canada, le jury des Grands Prix des Magazines Canadiens avait choisi enRoute comme Magazine de l’année.

    Quelques heures avant le gala, l’exécutif des GPMC a fait volte-face et décidé qu’enRoute ne pouvait remporter ce prix à cause de son association avec Air Canada, même si les règlements n’interdisaient nullement qu’un magazine commandité soit choisi comme magazine de l’année. Ils ont été changés par la suite.

    Le prix a été remis à Adbusters, un magazine qui se consacre à démolir l’industrie publicitaire dont les magazines dépendent pour vivre.

    Heureusement, un membre de l’exécutif des GPMM a été choqué et a transmis ces infos au Globe and Mail. Sinon, on ne l’aurait jamais su.

    Le pire ? Je siégeais à l’exécutif mais je n’ai pas été invitée à la réunion de dernière minute pendant laquelle on a retiré le prix à enRoute.

  2. Les marques qui publient de l’information (paid, owned, earned media) font du marketing : http://www.briansolis.com/2012/08/why-brands-are-becoming-publishers-video/
    Partager de l’information utile pour promouvoir une offre commerciale c’est une intention louable pour une entreprise, mais pas pour la pratique journalistique (j’exclus les chroniqueurs). Les professionnels de l’information peuvent perdre ce qui leur accorde une certaine autorité dans l’écosystème des relations à l’ère numérique: confiance, crédibilité, connaissance.

  3. C’est la tendance ma chère. On passe du push marketing où les pubs étaient poussées vers le consommateur au pull marketing, au marketing de contenu et au Inbound marketing.

    Les marques deviennent productrices de contenu.

    Au niveau du web et de la visibilité dans les moteurs, l’article le mentionne, c’est une stratégie gagnante.

    Il y a quelques années les marques et les entreprises avaient de frileux sites corporatifs.

    Malheureusement le temps des sites web de type « brochure statique » présentant produits et services avec la rhétorique ronflante habituelle est révolu.

    Mitch Joel déclarait dans The Gazette: Brands have to become publishers of online content.

    Becoming a publisher of content online is what the digital channels are really all about. Brands still get caught up in the functionality and minutiae of what their website is. All of those shiny bells and whistles won’t amount to anything if you’re not constantly and consistently publishing content (which can be done in text, images, audio, video or any combination of those formats) that adds value to the consumer’s life…

    Si les marques le font c’est pour sortir du message push assommant, le 30 secondes télé sur la meilleure lessive, la pub journal, le panneau sur l’autoroute.

    Les consommateurs n’en veulent plus. Ils zappent, regarde la tivi sur tout.tv, ne lisent plus les journaux et les magazines (les Canadiens passent plus de temps sur le web qu’à lire la presse imprimée), sont sur Facebook.

    Les consommateurs veulent du contenu, du contenu innovant, original, unique, drôle, séduisant.

    Rien de pire pour les marques que de pas avoir de contenu. Ou bien, de se faire dire dans la langue de Shakespeare que « Your content sucks ».

  4. D’accord avec Louis Durocher. Dans son livre FREE, Chris Anderson parle justement du rapport complètement différent qu’il entretient avec la proximité du contenu et de la publicité selon qu’il publie la version imprimée de WIRED ou le site Internet. Le principal problème des médias est que leurs sources de revenus fondent à vue d’oeil, en même temps que les marques n’ont plus besoin des médias pour joindre leurs clients.
    Si j’avais un budget de marketing, comme entrepreneur, je ne le dépenserais pas en publicité média classique. Toute l’industrie de la publicité subit le même bouleversement.
    Dans ce maëlstrom, la bonne option est de fournir du contenu pertinent, quelque soit le moyen de diffusion. Les journalistes peinent avec l’idée de « donner » leur contenu. Je lis Seth Godin régulièrement pour me convaincre de le faire.

  5. Loin de dénoncer cette tendance, Louis. Le modèle publicitaire qui, par exemple, repose sur la connexion par le liais d’une communauté d’intérêt est moins intrusif et beaucoup plus efficace. Dans une économie de l’attention, nos profils d’intérêts et notre fidélité valent de l’or. Cependant, dans cette économie, la confiance est un des facteurs qui conditionnent notre attention (Trust Agents, Chris Brogan/Julien Smith). Il est donc essentiel pour les professionnels de l’information de dissiper toute confusion chez le lecteur lorsqu’ils changent de chapeau (être le relais d’une marque/investiguer un fait pour un média).

  6. Marie-Claude Ducas

    Merci tellement de vos intelligents commentaires! Cela m’a alimenté pour la chronique que je prépare dans Infopresse d’octobre, où je vais aborder davantage ce que ça veut dire pour les stratégies d’entreprises justement (et aussi pour les agences.

Laisser un commentaire