Le grand "coming-out" de Funkytown: eh bien oui, Montréal est bilingue!

Qui l’aurait cru? C’est un film retraçant l’époque du disco (Funkytown, à l’affiche depuis vendredi le 28 janvier) qui fait enfin lever le débat sur un aspect de Montréal avec lequel nous autres, francophones, avons décidément bien du mal à nous réconcilier: son bilinguisme. En fait,  j’ai l’impression que le Québec  va se réconcilier pas mal plus vite avec son passé disco qu’avec le bilinguisme de sa principale ville. Réconciliation pourtant indispensable. Alors, aussi bien s’y mettre le plus vite possible…

Commençons donc par le film, produit par André Rouleau et  réalisé par Daniel Roby, d’après un scénario de Steve Gallucio. J’imagine que la plupart des  lecteurs québécois  de ce blogue en auront au moins entendu parler: le film a été précédé d’un battage médiatique peu commun, et d’ opérations de marketing assez innovatrices et originales mises sur pied par le distributeur, Remstar.  Et, pour son premier week-end, il s’est classé en tête du box-office québécois, devançant les productions américaines qui venaient aussi de prendre l’affiche. Pour résumer : l’action de Funkytown se passe entre 1976 et 1980, alors que Montréal était un des hauts lieux du disco et de tout ce qui s’y rattachait. C’est aussi, au cas où vous ne l’auriez pas noté, la période qui débute par l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, et se termine avec le référendum de mai 1980.

Justin Chatwin ("Tino"), Paul Doucet ("Jonathan") et Romina D'Ugo ("Tina") dans Funkytown: un premier reflet, au grand écran, de certaines réalités montréalaises

L’histoire gravite autour de  la discothèque le « Starlight » (écho au célèbre  Lime Light de l’époque). Les deux personnages principaux sont eux aussi inspirés de personnages réels :  Alain Montpetit ( » Bastien Lavallée » joué par Patrick Huard), qui régnait sur les samedis soirs à TVA en animant l’incontournable « Et ça tourne », et Douglas « Coco » Leopold (« Jonathan Aaronson », incarné par Paul Doucet), extravagant chroniqueur, homosexuel avoué, et gourou autoproclamé ès-tendances. On suit aussi une demi-douzaine  d’autres personnages, et les destins de tout ce beau monde s’entrecroisent : une chanteuse «à gogo » sur le déclin;  son producteur/gérant (« Gilles Lefebvre », qui est aussi le fondateur du Starlight); le fils de celui-ci (propriétaire du Starlight, du moins en théorie);  une mannequin qui devient la maîtresse de Bastien Lavallée;  et un jeune couple de danseurs  d’origine italienne (dont la partie mâle a des problèmes avec son orientation sexuelle).

Personnages d’origines et de backgrounds variés, tous parfaitement plausibles dans un paysage montréalais : Bastien Lavallée est un québécois francophone, marié à une anglophone. Et on comprend qu’il a bien intégré  la culture anglophone, et peut-être même vécu aux États-Unis  (c’était le cas pour le » vrai » Alain Montpetit). « Jonathan » comme feu Douglas Coco Léopold, est anglophone, et d’origine juive.  Gilles Lefebvre (Raymond Bouchard), son fils (François Létourneau), et « Mimi » (Geneviève Brouillette), la chanteuse en déclin, sont des francos « pure  laine ».  Les  jeunes aspirants-danseurs, « Tino » et « Tina », sont des italos-montréalais.  Et la top-modèle, Adriana, est une anglophone, d’origine indéterminée…

Montréal vu par le magazine américain Travel & Leisure: souvent, d'autres voient les atouts que nous ne voyons pas nous-mêmes.

Par conséquent, dans le film, les dialogues passent allègrement du français à l’anglais. Et vice-versa. Ce qui, comme plusieurs l’ont souligné, ne fait que servir le film en ajoutant à son authenticité. Ce qui est l’avis tant de Odile Tremblay dans Le Devoir que de Brendan Kelly dans The Gazette. Ce dernier écrit même que le scénariste et le réalisateur “simply wanted to reflect what you actually would’ve heard at a club on Stanley St. in the late ’70s and kudos to them for not worrying an iota about what the language purists might think!”.  Cette façon de faire, on s’en doute,  en a quand même évidemment agacé plusieurs. Marc-André Lussier de La Presse faisait référence sur son blogue dès vendredi dernie à ce genre de réactions, sans être d’accord. ‘La présence de l’anglais dans Funkytown se justifie tout simplement par un souci d’authenticité ‘’, écrit-il lui aussi.

Pas si vite, écrivait le lendemain sa collègue Nathalie Petrowski, qui,  décriant le fait que « Funkytown est un film avec 60% de répliques en anglais contre 40% de répliques en français », y voit « un marketing opportuniste qui joue sur les deux tableaux’’. Et souligne que le film est  « tellement anglofun qu’il a reçu son financement du programme anglais de Téléfilm Canada. »  Ah bon. Intéressant à savoir…

Et il n’empêche que le film décrit aussi une réalité qui, non seulement existait à l’époque, mais remonte beaucoup plus loin. Une caractéristique qui continue d’imprégner  profondément  Montréal. Une réalité qui est depuis toujours un casse-tête presque insoluble, et une source inépuisable d’inquiétudes et de conflits. Mais aussi un atout, une richesse, un argument de taille pour vendre la ville, attirer ici des gens de talents… Et puis, tout bonnement, ce je-ne-sais-quoi qui fait d’une ville ce qu’elle est.

Je ne suis pas la première ni la seule à dire cela. Gilbert Rozon entre autres, le fondateur de Juste pour rire, avait, il y  déjà presque deux ans,  commencé à mettre de l’avant ce qu’il voyait comme un positionnement pour Montréal : une métropole en matière de création de spectacles, une ville de créateurs, en nous appuyant sur des réussites venus d’ici, comme le Cirque du Soleil, François Girard, le Festival de jazz, Juste pour rire, l’OSM, Marie Chouinard, Céline Dion… « Je ne connais pas d’États de la taille du Québec qui rayonnent autant à l’international par ses spectacles « , soulignait-il, tout en indiquant quelques forces de Montréal sur lesquelles il fallait tabler. À commencer par « »la grande diversité, et la présence d’influences à la fois françaises, anglaises et américaines. »

Je regrette vivement de ne pouvoir reproduire fidèlement ce qu’il avait dit à cet égard. Mais il avait une façon particulièrement éloquente de parler de ces tensions franco/anglo dans lesquelles nous avons mijoté pendant quelques siècles, qui font de nous ce que nous sommes et que, estime-t-il, nous sommes désormais assez matures pour dépasser. J’ai retrouvé quelque chose qui s’en approche sur ce billet écrit par Gérald Filion, de Radio-Canada, suite à un congrès de l’ Association des économistes québécois. Rozon s’est promené un peu partout à l’époque en tenant ce discours. Il s’est aussi, évidemment, fait tirer des roches: on l’a accusé de délirer, on l’a traité de naïf, d’inconscient, et même de Roi-Nègre (!).

Et OK, si vous ne voulez rien savoir de Gilbert Rozon, alors allez lire cet extraordinaire article paru en août dernier dans Travel & Leisure. Et demandons-nous pourquoi d’autres, à peine arrivés ici, voient tellement, tout de suite, ce que nous avons toujours de la misère à voir, après des décennies…

"Bastien Lavallée", incarné par Patrick Huard: le film arrivera-t-il à percer au Canada anglais?

Pour en revenir à Funkytown, non seulement il a contribué à ranimer un débat qui, j’espère, ne fait que commencer; mais en plus, il peut représenter une sorte de test, et une belle illustration de ce que Montréal, et le Québec, ont d’unique à exporter, sur le plan culturel, qui peut intéresser le reste du Canada, et même qui peut contribuer à faire rayonner le Canada. C’est quand même au Québec qu’on a fait Bon Cop Bad Cop (avec aussi Patrick Huard en vedette). En plus du succès que l’on sait ici, le film a performé de façon honorable au Canada anglais, après avoir soulevé l’enthousiasme des critiques :  imaginer un scénario complètement bilingue autour de nos conflits anglos/francos typiquement canadiens, en osant en rire, quand même, il fallait le faire… Et depuis, dans un tout autre genre,  il y a eu Incendies, maintenant finaliste aux Oscars, réalisé par Denis Villeneuve, d’après la pièce de Wadjdi Mouawad,  tellement universel, et en même temps ancré dans le Québec d’aujourd’hui…

Mais, pour continuer dans les films d’un genre plus « populaire » il y a des différences entre Funkytown et Bon Cop, Bad Cop. L’intrigue de Funktyown n’est pas « pan-canadienne », mais bien ancrée à Montréal. Et ce, même s’il y a des références à un sujet qui a intéressé (lire : fortement inquiété) le reste du pays, à savoir la montée du nationalisme… Et puis, je vais me  permettre de contredire Nathalie Petrowski: en dépit du pourcentage de dialogues en anglais, je dirais que ce film est tout sauf  « anglofun« .  Cette oeuvre, au contraire, est québécoise jusqu’à la moëlle. Entre autres pour sa multitude de références savoureuses à des éléments pas toujours glorieux de notre petite histoire. Comme, par exemple, cette ère incroyable dans notre showbizz, où l’on faisait enregistrer à des chanteuses des traductions-éclairs (et ultra-quétaines) de « hits » américains, sans même se donner la peine de payer des droits. Et puis, même si l’histoire « finit mal », pour bien des personnages, on nous a quand même ménagé quelques-unes de ces rédemptions dont on a le secret au Québec.

Funkytown est lancé au Canada anglais le 4 mars : le reste du pays y trouvera-t-il un intérêt, et un attrait? Beaucoup en doutent. Coté francophone, Marc-André Lussier soulignait sur son blogue que « il n’y a AUCUN marché dans le ROC. Même les films canadiens unilingues anglophones n’intéressent personne là-bas! » Côté anglophone, Brendan Kelly, sur son blogue, soulignait: « Canada has never been particularly hospitable to Quebec films and I doubt that’s going to change with Funkytown. The problem is that Funkytown is still half en francais and, sadly, audiences in Calgary and Halifax aren’t ready for that. At least that’s what I think. But I’d be happy to be proven wrong. »  C’est pour cela que je dis que Funkytown représente vraiment un test intéressant. Parce que toutes ces questions, à terme, ne concernent pas seulement le domaine du cinéma, et même, vont au-delà du secteur culturel.  J’avais déjà, lors d’un billet fin novembre dernier, effleuré la question en ce qui concerne l’industrie des communications.

L’époque disco, et le film l’évoque très bien, a marqué le début de l’émergence de la culture gaie. Ce serait drôle si, avec le débat généré autour de Funkytown, on commençait à sortir notre bilinguisme du placard.

  1. Wow,

    Ceci est la meilleure analyse publiée à ce jour à propos de nos intentions par rapport à la langue et l’aspect politique dans le film!!! Merci Marie-Claude!

    Daniel Roby
    réalisateur de FUNKYTOWN

  2. C’est la première fois, en regardant ce film, que je… vivais la joie des anglophones vs le référendum perdu pour nous et gagné pour eux.
    Me suis sentie exclue… Impossible pour moi de me réjouir d’une défaite.
    Effectivement cela ravive le vieux débat. Je ne dirais pas qu’il faille sortir notre bilinguisme du placard mais plutôt réaffirmer notre différence francophone, toujours fragile, en Amérique.

  3. Marie-Claude Tremblay

    Un peu long votre billet mais intéressant… Même si j’avoue être davantage d’accord avec le point de vue de Nathalie Petrowski! Montréal est bilingue? Je ne pense pas que ça soit un sujet « funky » dont on doive traiter légèrement.

    Pourquoi en parler? Ça n’a aucun rapport avec les communications. Tout le monde semble avoir été aveuglé par la boule disco! On peut-tu en revenir?

  4. Bel article fouillé, rempli d’hyperliens. Merci. Je vais aller voir ce film avec une autre perspective et c’est très bien.

    Tu me fais réaliser que cette pseudo-lutte entre francophones et anglophones qui perdure, n’a pas vraiment évoluée depuis 40 ans. Pendant que les officiers de pacotille de l’Office Québécois de la Langue Francaise tentent de jouer à la police en talonnant littéralement des entreprises québécoises afin d’éviter que par malheur, un de leur employé n’utilise un logiciel en anglais ou que sur les fours à micro-ondes de la cafétéria de leurs employés, ces derniers aient à appuyer sur « start » au lieu de « départ », ou que par malheur, la taille des caractères ne soient pas plus grosse en francais; la vraie richesse collective d’être la seule nation bilingue en Amérique du Nord est constamment remise aux calendes grecques…

    Triste. Imaginez si on s’en servait comme outil de différenciation. Comme un levier economique au lieu d’un outil de discorde?

    PS: Diane, en référence à ton commentaire, il n’y avait pas que des anglophones contents que le non l’emporte en 95, faudrait pas l’oublier… Dans ton « nous », tu n’inclus pas tous les québécois.

  5. Non, pas du tout d’accord avec les constats de Marc-André Lussier et Brendan Kelly. Funkytown connaîtra son succès hors Québec! Je suis en mesure de le prédire (avoir fait mes débuts dans la pub en 1978). Montréal vibrait à l’époque et voyait beaucoup d’anglos du ROC ainsi que des américains venir faire un tour juste pour goûter sa scène disco « hot ».

    La ville bougeait quasi à la même vitesse culturelle que New York. Alors ce n’était pas surprenant de voir l’émergence de la culture gaie d’une part, et d’une autre part l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois. Car c’est compréhensible que cette vitesse faisait le plus peur aux francophones.

  6. Bon blogue. Let’s face it, Montréal est la seule ville vraiment bilingue dans le whole damn country. La façon de just switching mid sentence entre deux langues est quelque chose unique to the city.

  7. Non mais, lâchez nous avec votre culte du bilinguisme institutionnalisé à tout prix, selon le dernier recensement, les anglophones de souche ne représentent même pas 10 % de la population du Québec…

    En 2001, 40,8 % des habitants du Québec se disaient bilingues.
    En Ontario, c’était seulement 11,7 %…
    Et en Alberta, un gros 6,9 % !

    C’est drôle hein, mais nous, pauvre petit peuple de Québécois incultes, on nous force quasiment à reconnaître que le bilinguisme est la chose le plus fantastique sur Terre ! Pendant qu’ailleurs au Canada, le bilinguisme est presque traité comme une maladie…

    Mais à quoi bon les blâmer, après tout, ils n’ont simplement pas la chance d’être aussi colonisé que les porteurs d’eau de la province of Quebec !

    Et ça, en passant, on appelle ça de l’assimilation…

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